XIV
Les souterrains de Meung

C’était une nuit lugubre. (P. du Terrail, Rocambole)

C’était une nuit lugubre. Turbulente, la Loire coulait avec force et la crue menaçait les vieilles digues du bourg de Meung. La tourmente rugissait depuis la fin de l’après-midi et, par intervalles, un éclair découpait dans la noirceur la masse du château, avec des zigzags de clarté qui claquaient comme des coups de fouet sur le pavé désert et ruisselant de pluie des vieilles rues médiévales. De l’autre côté du fleuve, dans le lointain, parmi les rafales de vent, d’eau et de feuilles arrachées aux arbres, comme si la tempête eût établi une frontière entre le passé proche et un lointain présent, les lumières silencieuses des voitures filaient sur l’autoroute Tours-Orléans.

À l’auberge Saint-Jacques, seul hôtel de Meung, une fenêtre était éclairée. Ouverte, elle donnait sur une petite terrasse où l’on avait accès de la rue. Dans la chambre, une femme blonde et grande, séduisante, les cheveux noués sur la nuque, s’habillait devant un miroir. Elle venait de tirer la fermeture de sa robe, couvrant un petit tatouage en forme de fleur de lys sur sa cuisse. Très droite, les mains derrière le dos, elle attachait son soutien-gorge sur une abondante poitrine couleur de lait qui frémissait doucement à chacun de ses mouvements. Puis elle enfila un corsage de soie et sourit un peu en le boutonnant, les yeux fixés sur son image. Elle se trouvait certainement belle et peut-être pensait-elle à un rendez-vous prochain, car personne ne s’habille à onze heures du soir si ce n’est pour accourir à la rencontre de quelqu’un. Encore que son sourire satisfait mais un tantinet cruel devant le miroir fût peut-être motivé par la présence d’une chemise noire en cuir, flambant neuve, posée sur le lit, d’où sortaient les pages du manuscrit du Vin d’Anjou d’Alexandre Dumas père.

Un éclair tout proche illumina la petite terrasse devant la fenêtre. Et là, à l’abri d’un petit toit d’où la pluie coulait à verse, Lucas Corso prit une dernière bouffée de la cigarette trempée qu’il tenait entre les doigts avant de la laisser tomber, puis il releva le col de son manteau pour mieux se protéger de la pluie et du vent. À la lumière de l’éclair suivant, il put deviner dans l’intensité d’un gigantesque flash photographique le visage cadavérique de Flavio La Ponte au milieu d’une explosion de lumières et d’ombres qui lui donnaient, avec ses cheveux et sa barbe dégoulinants de pluie, l’aspect d’un moine tourmenté, ou peut-être d’un Athos taciturne comme le désespoir, sombre comme le châtiment. Pendant quelque temps, il n’y eut pas d’autres éclairs, mais Corso distinguait dans la troisième ombre, blottie avec eux sous le toit, la silhouette svelte d’Irene Adler, emmitouflée dans son blouson. Et quand un autre éclair fendit enfin la nuit en diagonale et que le tonnerre roula parmi les toits d’ardoise, la lumière arracha deux reflets verts jumeaux sous le capuchon qui masquait le visage de la jeune fille.

Le voyage jusqu’à Meung n’avait pas pris longtemps, mais l’atmosphère était tendue dans la voiture louée par La Ponte. Un trajet pratiquement sans visibilité sur l’autoroute Paris-Orléans, puis seize kilomètres en direction de Tours, tandis que La Ponte, assis à côté du conducteur, étudiait à la flamme d’un briquet Bic la carte Michelin qu’ils avaient achetée dans une station-service. Complètement perdu, le pauvre La Ponte : encore un peu plus loin ; je crois que c’est la route ; oui, c’est bien la route. Et la jeune fille sur la banquette arrière, silencieuse, les yeux fixés sur Corso dans le rétroviseur chaque fois que les phares d’une voiture les éclairaient de face. La Ponte se trompa, naturellement. Ils laissèrent derrière eux la sortie sans voir le panneau indicateur et s’éloignèrent en direction de Blois. Quand ils eurent découvert leur erreur, il leur fallut rebrousser chemin à contresens pour retrouver la sortie de l’autoroute. Cramponné à son volant, Corso priait le Ciel que la tempête oblige les gendarmes à rester chez eux. Beaugency. La Ponte voulait à tout prix traverser le fleuve et prendre à gauche. Fort heureusement, les autres firent la sourde oreille. Ils revinrent sur leurs pas, cette fois par la nationale 152  – le même itinéraire qu’avait suivi d’Artagnan dans ce premier chapitre – parmi les rafales de vent et de pluie, la Loire sur la droite semblable à une lande noire et rugissante, les essuie-glaces qui balayaient sans arrêt le pare-brise, des centaines de petits points noirs, ombres de pluie, qui dansaient devant le visage de Corso lorsqu’ils croisaient d’autres voitures. Enfin, des rues désertes, un vieux bourg aux toitures médiévales, des façades aux grosses poutres en croix de Saint-André : Meung-sur-Loire. Fin du voyage.

— Elle va se tirer, murmura La Ponte; il était trempé et le froid faisait trembler sa voix. Pourquoi ne pas y aller tout de suite ?

 

 

Corso se pencha un peu pour jeter un autre coup d’œil. Liana Taillefer avait passé sur son corsage un sweater très ajusté qui mettait en valeur son anatomie de façon spectaculaire et elle sortait maintenant de l’armoire une longue cape noire qui aurait pu faire penser à un domino de carnaval. Il la vit hésiter un moment tandis qu’elle regardait autour d’elle, puis elle jeta la cape sur ses épaules et ramassa sur le lit la chemise du manuscrit. Elle s’aperçut alors que la fenêtre était ouverte et s’avança pour la refermer.

Corso tendit la main pour l'en empêcher. Au même instant, un éclair éclata presque au-dessus de sa tête et la lumière éclaira son visage dégoulinant de pluie, sa silhouette qui se découpait au milieu de cette fenêtre, cette main tendue devant lui comme pour montrer, accusatrice, cette femme que la peur paralysait. Et Milady lança un cri sauvage, un cri prodigieux de terreur, comme si elle avait vu le diable.

 

 

Elle ne cessa de crier que lorsque Corso lâcha l’appui de la fenêtre et, du revers de la main, lui donna une gifle qui la fit tomber sur le lit en envoyant voler en l’air les feuillets manuscrits du Vin d’Anjou. Le changement de température embua les lunettes de Corso qui les retira rapidement et les lança sur la table de nuit avant de se jeter sur Liana Taillefer, alors qu’elle essayait d’atteindre la porte pour sortir dans le couloir. Il l’immobilisa d’abord par une jambe, puis par la ceinture, sur le lit, tandis qu’elle se tordait dans tous les sens en lançant des coups de pied. La femme était forte et il se demanda ce que pouvaient bien fabriquer La Ponte et la jeune fille. En attendant les secours, il voulut l’immobiliser par les poignets sans approcher son visage qu’elle essayait de griffer avec ses ongles. Ainsi enlacés, ils se retournèrent sur le lit et Corso se retrouva avec une de ses cuisses entre celles de son adversaire, le nez plongé dans la plénitude rebondie de deux énormes mamelles qui, de si près et à travers le mince sweater de laine, lui parurent de nouveau incroyablement douillets. Il sentit sans la moindre équivoque le stimulus d’une érection et jura dans sa barbe, exaspéré, tandis qu’il luttait contre cette Milady aux épaules de championne olympique, spécialité brasse. Et où es-tu quand j’ai besoin de toi, se dit-il avec amertume. C’est alors qu’arriva La Ponte qui s’ébrouait comme un chien mouillé, résolu à venger sa vanité mise à mal et, surtout, la facture du Crillon qui le cuisait dans son portefeuille. L’affaire commençait à prendre l’allure d’un lynchage en bonne et due forme.

— Je suppose que vous n’allez pas la violer, dit la jeune fille.

Elle était assise sur l’appui de la fenêtre, le capuchon de son blouson sur la tête, en train d’observer la scène. Liana Taillefer ne se débattait plus, paralysée sous le poids de Corso, tandis que La Ponte lui tenait un bras et une jambe.

— Espèce de porc, lança-t-elle d’une voix haute et claire.

— Putasse, grogna La Ponte, hors d’haleine après cette escarmouche.

Ce bref échange terminé, ils se calmèrent tous un peu. Sûrs qu’elle ne pouvait leur échapper, ils la laissèrent s’asseoir sur le lit, encore ivre de rage, et se frotter les poignets tandis qu’elle distribuait des regards venimeux à La Ponte et à Corso qui alla se poster devant la porte. Quant à la jeune fille, elle était toujours à la fenêtre, maintenant fermée derrière son dos ; elle avait abaissé son capuchon et regardait la veuve Taillefer avec une curiosité passablement effrontée. Après s’être essuyé les cheveux et la barbe avec un coin du couvre-lit, La Ponte commença à rassembler les feuilles du manuscrit dispersées dans toute la chambre.

 

Et sur l’autre rive, le bourreau brandissant son épée.